[Ann Ray] Photographe
Interview d’Ann Ray — Aka Anne Deniau, photographe et artiste
By Pascale Caron
Ancienne élève de l’école des Ponts & Chaussées, Anne délaisse sa carrière d’ingénieur pour se lancer dans la photographie dans les années 90. Tour à tour à Tokyo, Londres, Paris, elle a travaillé pour de grands noms de la mode comme Givenchy, John Galliano, Alexander Mc Queen. À Paris elle s’est immergée dans le monde de l’opéra collaborant avec Mats Ek, William Forsythe, Jiri Kilian, Nacho Duato, Benjamin Millepied, Wayne McGregor, Roland Petit, Angelin Preljocaj, et de nombreux chorégraphes et danseurs. Elle travaille également pour d’autres théâtres prestigieux, comme le Metropolitan Opera de New York depuis 2006, l’Opéra de Munich et la Salle Pleyel à Paris.
Elle a donné plusieurs conférences concernant ses travaux photographiques à Berlin, New York, Londres et St Louis USA. Ses œuvres sont entrées dans de nombreuses collections privées, et la Fondation Carmignac, a acquis « Unfallen Angels » en 2012. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont « Nicolas Le Riche » aux Éditions Gourcuff Gradenigo, « MIRAME » aux Éditions Atlantica, « 24 hours in a man’s life », aux Éditions Anyway, « Love looks not with the eyes: Lee Alexander McQueen », aux éditions Abrams, NY et la Martinière et « Les inachevés » aux éditions ArtCinéma.
J’ai voulu comprendre comment on passe d’ingénieur à artiste et entrepreneure et je vous partage cette entrevue toute en sensibilité et émotion.
Comment es-tu devenue photographe ?
J’explique à mon fils de 23 ans qu’il y a toujours dans une vie un contexte et un timing. Au départ il n’y avait pas d’artistes dans ma famille. J’étais la petite fille studieuse souvent au premier rang de la classe, car je n’y voyais rien. Mais au fond de moi je m’imaginais rock and roll et rebelle. Après un parcours scolaire parfait à Brest et un désir de faire plaisir à mon entourage, je prends exemple sur mon grand frère qui a fait Polytechnique. Mon père capitaine au long court dans la marine marchande était très strict et nous avait élevés dans le dépassement de soi, mais aussi dans le gout des cultures différentes. Je choisis donc la voie de la difficulté, fais une prépa à Brest et décroche les Ponts et Chaussées.
La vraie vie commence, lorsque j’arrive à Paris où je découvre la liberté pendant mes 3 ans d’études d’ingénieur. Je m’ennuie très vite dans la routine, c’est pour cela que je décide de postuler pour Andersen Consulting ou je reste 4 ans. Le travail classique de bureau ne me convenait pas et le conseil me permettait de participer à une variété de projets. Pendant une réunion d’évaluation, un de mes chefs m’avait dit « quand c’est difficile, tu es exceptionnelle, en revanche si c’est normal tu es normale ! ». C’est à cette période que j’apprends à me connaitre et je me rends compte que j’aime rêver en grand et me lancer des défis.
Je passe ensuite à l’inspection du Crédit lyonnais ou je reste 3 ans. J’étais une véritable « executive woman » en tailleur : mes rapports sur les marchés des capitaux étaient très attendus.
À l’époque j’écrivais déjà beaucoup : que ce soit des romans, des essais, des poèmes quand je vais en hiver sur la côte basque pendant mes moments de calme, lorsque c’est désert. Je ne me suis pas encore décidée à les publier. En parallèle depuis mes 12 ans je suis passionnée pour l’image et les photos argentiques.
En 95 je me marie avec un homme formidable qui partage toujours ma vie, nous sommes une équipe, chacun est la mémoire de l’autre.
Il était à Tokyo et tout naturellement je l’ai suivi. Le Crédit lyonnais ne me proposant rien là-bas, je prends donc une année sabbatique.
C’est à ce moment-là, poussée par Étienne que je choisis de me lancer dans une carrière artistique : mais il fallait se décider entre l’écriture et la photographie ! Immergée dans une ville dont je devais apprendre les codes et la langue, je me résous tout d’abord à m’ouvrir au monde par la photographie.
Je propose alors à Givenchy de faire la couverture photo de leur défilé à Tokyo gratuitement. Je me revois à une heure du matin sur le sol de ma chambre créant une présentation sublime de mes photos sous la forme de 2 coffrets. Quelques jours plus tard, John Galliano séduit par mes photos et le coffret m’offre de le rejoindre à Paris en juillet 96. Le conte de fées commence alors.
En 97, John Galliano quitte Givenchy et laisse place à Lee Mc Queen. Sur le moment, je me dis que ça ne va pas coller et que l’aventure va s’arrêter là. Mais contre toute attente, nous développons une connexion incroyable. En janvier 97, on me demande de le suivre 2 semaines dans les ateliers Givenchy, créant sa première collection. Puis Givenchy décide de faire le lancement de la collection à Tokyo en avril, pendant 4 semaines.
Quelques mois plus tard, mon mari doit lâcher Tokyo pour Londres et je me rends tout naturellement au studio Mc Queen. Lee qui démarrait à l’époque me propose un troc : des photos contre des fringues. Je suis restée à ses côtés comme un OVNI, pendant 13 ans, sans jamais signer de contrat. Juste pour McQueen, parce que c’était lui, et son incroyable talent. J’ai très vite arrêté le milieu de la mode que nous détestions tous les deux pour son côté « Bucher des vanités ».
Cela m’a forcée à me réinventer. J’aimais beaucoup Marie-Claude Pietragalla, et je trouvais que les portraits faits d’elles n’étaient pas à sa mesure. Je vais donc la rencontrer à Marseille et c’est de cette manière que notre collaboration a commencé : les énergies me permettent d’y croire vraiment. Elle avait une marque de vêtements dont elle me demande de faire le catalogue. C’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Nicolas Leriche et que je prends des photos du danseur. Mais en recherche permanente de dialogue artistique je réalise également des portraits de lui, en argentique. Cette collaboration m’a ouvert l’Opera de Paris.
Je publie un livre sur lui en 2008. À cette époque j’étais encore influençable. J’avais dans l’idée d’avoir 2 entrées dans ce livre : d’un côté Leriche le danseur et de l’autre, Nicolas, l’homme. L’éditeur m’a fait douter et je ne suis pas allée jusqu’au bout de ma pensée, mais peu importe c’était un bel ouvrage. J’ai ensuite travaillé pour le lyrique notamment au Metropolitan Opera et pour des suppléments du Times anglais ou j’ai fait des portraits de Boris Cyrulnik à Florian Zeller.
Quel parcours inspirant ! Peux-tu nous parler du projet « Les Yeux Fermés » dont l’exposition se déroule dans quelques jours ?
C’est un projet que j’ai débuté en 2004. C’est pour moi une petite rébellion. Faire un portrait est très difficile, cela m’émeut à tel point que j’arrête souvent de respirer. J’ai donc proposé à chaque artiste de poser pour un exercice particulier : les yeux fermés. Je leur ai laissé le choix des trois unités : de temps, de lieu, et d’action. C’est pour moi une réflexion sur la création. Dans l’intimité des yeux clos, auteurs, plasticiens, danseurs, acteurs, musiciens nous dévoilent leurs âmes.
Dans mon parcours je mets ce projet au même niveau que la danse et ma collaboration avec Lee Mc Queen. J’ai réalisé 200 portraits dans un laps de temps de 18 ans. C’est pour moi un projet de vie, c’est pour cela que j’ai décidé de concevoir non pas un livre, mais une collection au fil du temps. « Les Yeux Fermés », le 1er volume paru en 2022 rassemble 63 artistes ; la publication du Tome II est déjà prévue en 2023. Une sélection éclairée de photographies figurant dans ce premier tome est exposée à la galerie Pierre-Alain Challier du 10 juin au 30 juillet. De Nicola L. à Gilbert and George, Alexander McQueen ou Yasmina Reza, de Michael Nyman à Gautier Capuçon, d’Aurélie Dupont à Nicolas Leriche ou Mikhaïl Baryshnikov, Willem Dafoe ou Guillaume Gallienne, entrecoupés de paysages oniriques, je dévoile en un cliché et quelques mots, l’histoire de ces belles rencontres. C’est une introspection poétique, une invitation à rêver les yeux ouverts… ou fermés.
Tu es à la fois une artiste et une entrepreneure, cela doit être compliqué de concilier les deux ?
J’ai ce côté ambivalent du gémeau. Je crée aussi bien que je réalise des tableaux excels ! J’adorerais avoir un assistant à plein temps, mais mon « business model » ne me le permet pas. Il est difficile de fidéliser un collaborateur pour 2 à 3 jours par semaine. Comme tout chef d’entreprise, j’ai mes hauts et mes bas. Je suis très fière de mon dernier livre, il est original et ne ressemble à aucun autre. J’ai choisi des papiers d’exceptions, le meilleur relieur de France : l’édition de tête est cousue et pour ces 35 premiers je peins sur la couverture. J’ai commandé 35 étuis dans un matériau sublime. Je les reçois à l’atelier et tout s’effondre quand je me rends compte que l’ouvrage ne rentre pas dans l’étui. À chaque étape de la création, je dois tout contrôler, et c’est parfois usant !
Que s’est-il passé pour toi pendant la période Covid et quels sont tes nouveaux projets ?
En 2019 je me suis passionnée pour un autre médium d’expression artistique : des tableaux faits de collages. Des compositions qui me permettent également de me manifester par l’écrit. En octobre 2019, les dates sont importantes, tu vas voir pourquoi, je rentre d’une expo à New York et je décide de me consacrer à mes collages pendant 4 mois et de m’auto-confiner. Je dis à mon manager que je ne suis là pour personne et que fin février je serais « back to business » !
J’ai donc produit en bientôt 3 ans entre 250 et 300 tableaux. Bien sûr, ma période d’auto-confinement était prémonitoire et j’ai pu disposer de beaucoup plus de temps. Cette période m’a fait un bien fou : j’ai pu me poser et relativiser ce
qui était essentiel pour moi. Je ne me suis jamais autant occupée de ma maman. J’en mesure l’importance depuis que mon père est parti, car je croyais avoir le temps avec lui et je ne l’ai réalisé que trop tard.
Pour en revenir aux collages, j’ai démarré avec des photos et du texte : une belle synthèse de mes passions, et puis ils sont devenus de plus en plus abstraits. J’ai fait une grande série sur la comédie humaine et la calligraphie est réapparue, mais il n’y a plus de photos. C’était surement un processus de déconstruction. Créer est vital pour moi. Je dis souvent qu’être artiste c’est une tentative pour « infinir ». Un mot que j’ai inventé et qui résume bien ma démarche. Faire connaitre maintenant cette nouvelle facette de mon art est donc mon challenge. Mon galeriste allemand Matthias Kunz, m’a suivie tous les 4 mois. Il me soutient et nous allons exposer mes compositions pour la première fois à partir du 24 aout à Munich.
Quelles sont les personnes qui t’inspirent ?
Je citerais bien sûr Lee McQueen et Nicolas Le Riche. Notre collaboration était véritablement un échange. Dans le cas de Lee, je ne me suis rendu compte de sa célébrité qu’à sa mort. C’était mon ami et il était très humain. Il m’a apporté la confiance en moi et le fait de se moquer de ce que les autres pensent. Il m’a montré le chemin du dépassement de soi, et qu’il faut éviter les briseurs d’ailes. Il m’a permis d’avancer sans me mettre de limites. Avec Nicolas c’était un échange artistique incroyable, chacun se nourrissant de l’autre, je crois ; et c’est une merveilleuse amitié, qui perdure.
Je citerais également mon père, Yves Rayssiguier, et le chorégraphe et ami Jiri Kylian.
Côté femme, Françoise Sagan m’a toujours inspirée, je ne l’ai jamais rencontrée. Nous sommes nées le même jour, je ne sais pas si c’est la raison. Je deviens plus « bouddhiste » avec les années, je suis de plus en plus sensible aux énergies et j’écoute beaucoup plus mon instinct. J’ai lu chacun de ses livres des dizaines de fois et je me sens en correspondance avec elle. Il est compliqué d’atteindre la légèreté comme elle le fait, et se sont souvent les gens les plus profonds qui sont les plus légers. Pour moi c’est une forme d’élégance ultime. J’aime faire rire mes amis, je trouve que c’est ça être élégant.
Nicolas de Staël est également très important, c’est une obsession de rencontre qui n’a pas existé.
Quand je crée, je m’oblige à m’abstraire de toutes ces personnes qui m’inspirent, je ne m’autorise plus à voir des expositions, à regarder mes livres d’art. Lorsque j’écris, je ne peux plus lire mes auteurs préférés comme Sagan et Murakami, et c’est frustrant, mais vital pour la création.
En conclusion aurais-tu une devise ou un mantra ?
J’en ai 2 très importantes tout d’abord une première d’Abel Gance, dont les carnets m’ont longtemps suivie : « NSAI: ne subir aucune influence » ? C’est à la fois complexe et puissant. Nous devons rester humbles, mais tâcher de faire quelque chose de neuf et de le transmettre.
Quand je fais mes tableaux, mes essais de matière, j’écris partout « I can fly if asked gently ». La gentillesse n’est pas du tout une faiblesse. L’ironie et le sarcasme par contre sont extrêmement faciles. Si on me le demande gentiment, je peux faire à peu près n’importe quoi… ou pour reprendre les mots de Lee McQueen : « Sky is the limit ».
J’ai tenu à vous partager les commentaires des photos magnifiques que m’a envoyées Ann, je n’ai pas pu en choisir une : les voilà toutes.
Merci Ann pour cette rencontre.
- Un portrait de moi. Il date un peu, mais je l’aime parce qu’il est cabossé, déchiré (un polaroid grand format) comme nous tous, et aussi parce que je me reconnais : la position « relax », la main sur le visage. Il est vrai, ce portrait. Pas d’artifices.
- La femme-ange. C’est une photo McQueen. Personne n’a pu retrouver le nom de cette jeune fille, c’est hallucinant… j’aime le mystère, la mélancolie, la douceur encore. Cette photo est. Partout, à Paris, en Bretagne. Elle est restée 5 ans sur mon téléphone. Et il y a un regard cette fois, qui questionne, infiniment.
- Alice Renavand : immense artiste (Danseuse Étoile, favorite de Pina Bausch, et tant d’autres chorégraphes…), merveilleuse femme, immense amie. Je viens de faire ces photos il y a 2 semaines.
- In extremis, j’ai rajouté celle-ci dans l’exposition. Alice sera dans le volume II du livre, mais je n’ai pas voulu attendre pour la montrer, car la vie c’est ici, et maintenant.
- Willem Dafoe . Pour la gentillesse de ce grand artiste, d’abord, qui m’a touchée. Et parce que j’aime tout ce que ça peut raconter : douceur, introspection, plongée profonde en soi… évidemment c’est aussi lié à mon exposition, ce projet qui me tient à cœur : « Les yeux fermés ».