[Ville] Régénérative
par Patricia Cressot
Entretien avec Diane Binder, fondatrice de REGENOPOLIS.
Anciennement directrice adjointe du Développement International chez SUEZ en charge de l’Afrique, membre du Conseil Présidentiel pour l’Afrique créé par le Président Macron, co-fondatrice et présidente d’Action Emploi Réfugiés, membre du conseil d’administration de Women in Africa, Young Global Leader du World Economic Forum.
- Co-fondatrice de Regenopolis, vous êtes convaincue d’une nouvelle conception de la ville, comment êtes-vous arrivée à la naissance de ce projet ?
J’ai été directrice du développement en Afrique pour les différents métiers de SUEZ, dans la gestion de l’eau et du traitement des déchets, sillonnant le continent africain pendant 10 ans pour développer des projets avec les gouvernements et créer des alliances entre secteur public et secteur privé. Puis en 2019, je suis devenue Directrice des relations internationales du groupe dans l’objectif de créer « Suez Impact », afin de proposer de nouveaux business modèles et de nouvelles modalités d’action : force a été de constater que ce n’était pas une priorité pour la direction générale.
J’ai donc décidé de quitter le Groupe, pour créer Regenopolis, initiative internationale et pan-africaine qui identifie, structure et finance des projets en lien avec ce que j’’apelle la « ville régénérative », pour contribuer au développement des villes de manière plus harmonieuse avec la nature, cassant ainsi les silos entre climat et biodiversité, développement urbain et développement rural, innovations locales et projets internationaux de grande envergure. Regenopolis est né comme une réponse à une somme de constats que j’avais eu l’occasion de faire au travers de mes activités chez Suez et comme membre du Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA).
1er constat : la manière dont les projets émergent font trop souvent fi des solutions locales portées par des entrepreneurs locaux – ils sont généralement à l’initiative des Etats, des bailleurs de fond internationaux, des grandes entreprises, au lieu de privilégier d’abord les écosystèmes locaux d’innovation. Ou alors les projets sont à l’initiative d’ONG ou de petites PME, qui n’ont pas les moyens de développer des projets à fort impact.
2ème constat : des financements existent, publics comme privés, avec une attente forte d’impact et de rentabilité : des banques de développement, des fonds d’investissement, des fondations privées, des family office (surtout une nouvelle génération qui est plus sensible à la lutte contre le dérèglement climatique et la préservation du capital naturel). Mais ils peinent à trouver des projets bancables, suffisamment matures pour attirer ces capitaux : le besoin de structuration et d’accompagnement est fort.
3ème constat : Enfin, le système de l’aide au développement qui s’appuie d’abord sur des consultants internationaux aux coûts exorbitants est à bout de souffle : c’est sans considérer d’’une part que l’expertise existe au niveau local, et d’autres part que de nombreux acteurs sont prêts à s’impliquer sous forme de mécénat de compétence pour aider des projets porteurs de sens.
Le sens de notre démarche justement est de proposer du « reverse engineering » pour des projets de villes régénératives en Afrique, car :
– l’aide au développement qui est un système à bout de souffle, nécessite de changer de prisme pour identifier, consolider, financer des solutions durables aux principaux défis des pays en développement – davantage de pragmatisme et d’humilité, davantage d’écoute de ceux qui, sur le terrain, connaissent les enjeux, les difficultés et les espoirs ;
– l’importance de ce qui se joue sur le continent africain, véritable laboratoire d’innovation et porteur de nombreuses leçons – le rapport au temps, le rapport à la nature, le rapport à l’autre – ;
– la centralité des villes, qui sont le choix que nous faisons de faire société, et de développer nos civilisations; l’importance de cet enjeu particulièrement en Afrique où la population urbaine va doubler dans les 20 prochaines années, et où les villes peuvent encore être construites dans le respect de la nature qui les féconde.
L’idée de Regenopolis prend aussi racine dans la crise brutale que nous avons vécue depuis 2020. Ce monde qui soudain s’est mis à l’arrêt, les plus grandes démocraties ligotées par un insaisissable virus, les plus grandes économies mises à terre par un rappel que peut-être, l’hubris collectif nous a conduit à ne pas voir que l’économie ne pouvait croître sans fin, de cette manière-là, sur une planète aux ressources limitées, et à confondre croissance et progrès, développement des pays et bien-être des sociétés, fondé sur des principes d’inclusion et de justice sociale.
- Quelle est la prochaine étape ?
Nous sommes en train de lancer les activités de nos hubs en Côte d’Ivoire, Sénégal, Maroc et Ethiopie ; nous avons récemment initié un programme dédié à la Grande Muraille Verte, pour identifier et structurer les projets mais aussi développer les chaînes de valeur agro-écologiques au Sahel ; nous accompagnons quelques « regen tech » sélectionnées pour les aider à développer des projets sur le continent africain ; nous travaillons dans la perspective des prochaines grandes échéances internationales – G7, Sommet Afrique-France, COP26, etc.
Nous sommes une start-up, et la prochaine étape est essentiellement de poursuivre l’opérationalisation de notre vision de manière très pragmatique, et de lever des fonds pour nous accompagner dans une démarche et un positionnement validés par de nombreux acteurs et partenaires !
Qu’Est ce qu’une ville régénérative ? Quelle différence avec le concept de ville durable ?
Une ville régénératrice est un développement urbain bâti sur une relation écologique et réparatrice avec les systèmes naturels dont la ville puise des ressources pour sa subsistance.
Elle entretient une relation mutuellement bénéfique avec son arrière-pays environnant, non seulement en minimisant son impact environnemental, mais en améliorant et régénérant activement la capacité de production des écosystèmes dont elle dépend.
Une ville régénérative est aussi un contrat social qui permet à ses diverses communautés de vivre ensemble dans l’harmonie, le respect et la solidarité. Il est fondé sur le principe de la justice sociale et de l’égalité d’accès aux opportunités et aux services universels.
La ville régénérative va au-delà de la durabilité (résilience, inclusion, faibles émissions de CO2). Elle se pense comme en lien avec la nature environnante, où elle puise l’essentiel de ses ressources pour se nourrir, se loger, se déplacer, etc. Comment allier développement urbain et préservation de la nature et de la biodiversité ? Comment allier développement économique et sauvegarde de la planète et de
ses écosystèmes naturels ? Certains pays ont su le faire, comme le Costa Rica que j’ai eu la chance de découvrir l’année dernière : un PNB multiplié par 4 en 30 ans alors même que la surface de forêts doublait.
Les villes sont un acteur central de cette régénération : elles représentent 40% du PNB mondial, et sont responsables de 30% de la perte de la biodiversité. Elles sont aussi un réservoir d’innovations pour des projets d’économie d’eau, d’économie circulaire, d’énergies renouvelables, etc.
- Charte et certification, un engagement des villes ?
Nous travaillons en effet sur un projet de charte des villes régénératives qui s’engagent : cela permet non seulement de catalyser un mouvement, en Afrique et au-delà, des villes régénératives, mais aussi de proposer à ces villes, par-delà l’alternance politique, de les aider à identifier des projets les aidant à atteindre leurs engagements en matière de climat, de biodiversité, de parité notamment.
- Vous êtes impliquée dans le projet de la Grande muraille verte à travers le CPA et Regenopolis, un projet ambitieux en Afrique…
La Grande Muraille Verte est un projet porté par l’Union Africaine, né il y a une quinzaine d’années, avec pour objectif de lutter contre la désertification au Sahel. C’est un semi-échec, puisqu’il ne suffit pas de planter des arbres, mais de susciter l’intérêt des communautés locales en leur permettant de nouveaux moyens de subsistance grâce aux produits qu’il est possible de valoriser : baobab, café, karité, moringa, dattier du désert, etc. Il faut donc développer ces chaînes de valeur agro-écologiques. C’est le sens de l’engagement pris par la communauté internationale lors du One Planet Summit organisé par. Le Président de la République en janvier 2021, en mobilisant 14 milliards de dollars sur la GMV. Mais comment s’assurer que ces financements puissent bénéficier aux PME locales, qui transforment, et les coopératives – souvent de femmes – qui produisent ? Eux ont besoin de petits montants, alors que les bailleurs ne savent pas financer de petits projets. Là encore, nous pouvons aider à identifier et structurer des projets pour leur passage à l’échelle.
Le CPA, à la demande du Président Macron, continue à faciliter la mise en œuvre des engagements pris, notamment dans la perspective du Nouveau Sommet Afrique-France qui se tiendra en juillet à Montpellier.
Vous êtes membre du Conseil Présidentiel pour l’Afrique, dites-nous en quelques mots
Nous sommes une dizaine de personnalités issues de la société civile, qui travaillons avec l’Afrique ou les diasporas africaines en France. Notre rôle est de mettre en œuvre les engagements pris par le Président de la République, Emmanuel Macron, à l’université de Ouagadougou au Burkina Faso le 28 novembre 2017, présentant les axes de la relation qu’il veut fonder entre la France et le continent africain. Pour ma part, j’y porte depuis 3 ans et demi les thématiques en lien avec le développement du secteur privé, l’entrepreunariat, la ville durable et plus récemment la biodiversité – autant de sujets qui à mon sens sont essentiels pour les jeunes africains, et donc sur lesquels nous pouvons, peut-être, apporter notre contribution.
- Vous êtes membre des Young Global Leaders du World Economic Forum, et dans le cadre de ce programme, vous avez effectué un voyage qui semble-t-il a changé votre vie…
Oui, j’ai la chance de faire parti de ce programme extraordinaire qui réunit des personnes de moins de 40 ans qui partagent une même passion, une même vision, une même capacité, une même envie, de changer le monde : c’est inspirant, galvanisant, et donne lieu à de formidables rencontres.
C’est ainsi par exemple que j’ai rencontré Mustapha Mokass, avec qui j’ai décidé de fonder Regenopolis : nous partagions les mêmes constats et nos expériences complémentaires sont une force pour ce projet. Et c’est vrai que cette communauté de YGL est aussi un facteur de confiance, clé de la réussite pour tout projet entrepreneurial !
Ma première expérience au sein des YGL a été un voyage en Groenland, en mai 2019 : oui, ce voyage a changé ma vie. Prendre conscience, en voyant des glaciers s’effondrer, de la réalité et de l’urgence du dérèglement climatique ; mêler cette émotion à des connaissances scientifiques auxquelles nous avons été confrontées, et à des possibilités de collaboration avec d’autres qui partagent convictions et idées : c’est un mélange très puissant qui conduit à l’action, et à une responsabilité pour agir, ensemble. La pandémie depuis 2020 n’a fait que renforcer cette urgence : la fonte de permafrost, et la perte de la biodiversité qui s’est accélérée de manière vertigineuse ces dernières décennies, sont des catalyseurs pour libérer des virus qui se rapprochent dangereusement de l’Homme…
Un dernier mot sur votre engagement auprès des femmes ?
Je crois profondément au rôle transformateur des femmes dans les sociétés – que ce soit par la politique, l’économie, ou tout autre forme d’engagement. C’est d’autant plus vrai en Afrique, où les femmes sont puissantes et jouent un rôle primordial dans le développement. C’est avec cette conviction que j’ai été membre dès sa création du Conseil d’administration de WOMEN IN AFRICA, qui fait un formidable travail depuis 5 ans pour identifier et soutenir des femmes qui ont le pouvoir, ou la capacité, d’impulser un changement nécessaire et des innovations.
*Diane Binder Dirigeant d’affaires international expérimenté et entrepreneur social dans des environnements d’entreprise, des organisations de développement et des ONG | Focus sur le climat et le développement du secteur privé en Afrique.
Senior VP chez SUEZ (International Development, Africa; Group International Relations), leader mondial des services environnementaux essentiels aux communes (gestion de l’eau, assainissement, valorisation des déchets).
Membre du Conseil Présidentiel Consultatif Français sur l’Afrique créé par le Président Macron.
Ancien consultant climat, conseiller les institutions de financement du développement (Banque mondiale, Agence française de développement, OCDE, etc.) et les gouvernements sur les PPP dans les secteurs de l’eau et de l’énergie.
Co-fondateur et président d’Action Emploi Réfugiés en France; Membre du conseil d’administration de Women in Africa.
Forum économique mondial «Young Global Leader», Institut Choiseul «Leaders économiques de demain», Forum des femmes «Rising Talent», Amis de l’Europe «European Young Leader».
Diplômé de l’E.M. Lyon avec Mme en Finance & Management, de l’Université de Georgetown avec – MSc in Foreign Service et un certificat d’honneur en diplomatie des affaires internationales.