« LEAPFROG » DIGITAL EN AFRIQUE
Un petit pas pour les femmes,
un grand pas pour la croissance ?
par Julie Clémentine Faure
La digitalisation et les récentes avancées des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) offrent aux pays en cours de développement l’opportunité de rattraper le retard sur d’autres pays dans la révolution numérique. En investissant dans l’innovation et les technologies de pointe, ces pays peuvent maintenant se permettre de « sauter » certaines étapes coûteuses vers le développement. C’est ce que l’on appelle le « leapfrog » (saut de grenouille) digital. La promotion de la croissance économique via le numérique est une alternative qui s’avère très attrayante pour certains pays, particulièrement en Afrique.
DES OBSTACLES AU DEVELOPPEMENT
En Afrique Subsaharienne, la répartition inégale de la population et la présence de nombreuses zones isolées et difficiles d’accès ont depuis longtemps constitué des obstacles majeurs au développement. La surface que les infrastructures (réseaux routiers, électriques, hôpitaux, écoles, etc.) devraient couvrir pour être efficaces et les frais d’entretien qui y sont associés en font un investissement particulièrement coûteux et dissuasif.
DES SOLUTIONS INNOVANTES
De nombreuses innovations adaptées aux déficits d’infrastructure ont vu le jour en Afrique. Récemment, des systèmes d’énergie décentralisée « mini-grid » et « off-grid », tel que les kits solaires hors-réseaux prépayés, se sont développés dans les zones rurales. Ils sont considérés comme une solution viable pour électrifier entièrement le continent d’ici 2030[i].
Autre exemple dans les milieux de la santé et de l’agriculture, l’utilisation de drones tant pour approvisionner les régions éloignées en plasma[ii] que pour l’agriculture de précision.
L’essor du mobile money
La démocratisation des TIC en Afrique remonte au début des années 2000, avec l’expansion rapide et inattendue du téléphone portable, passant de 25 millions d’utilisateurs en 2001 à 650 millions en 2012[iii]. Plusieurs innovations mobiles ont suivi cet élan pour capitaliser sur les demandes de la population. L’argent mobile (« mobile money »), par exemple, a vu le jour au Kenya avec le lancement de M-PESA en 2007. Le service pallie l’absence de services bancaires formels et permet aux utilisateurs non bancarisés de transférer de l’argent directement depuis leur téléphone portable. Facile d’utilisation et ne nécessitant pas de technologie coûteuse, il permet aux Kenyans de transférer rapidement de l’argent à leur famille dans les zones reculées. Aujourd’hui, les pays d’Afrique Subsaharienne sont les plus gros consommateurs d’argent mobile dans le monde. |
TIC, OUTILS DE CONNAISSANCE ET DE COOPERATION …
Il n’y a pas si longtemps, les TIC étaient encore considérées comme un luxe, loin d’être perçues comme des services d’utilité publique. Aujourd’hui, le rôle de la technologie et de l’innovation dans la croissance économique et le développement humain ne fait plus aucun doute.
Beaucoup d’études ont démontré leurs retombées positives sur le secteur de la finance, de l’éducation, de l’agriculture, de l’énergie et de la gouvernance. Dans un environnement favorable, elles contribuent à la productivité d’autres secteurs, créent des emplois, fournissent des connaissances, et améliorent les interactions le long de la chaîne de valeur[iv]. Elles facilitent également la participation aux affaires communautaires et politiques (e-gouvernement, réseaux sociaux), et augmentent l’efficacité des réseaux d’entraide que la majorité des africains utilisent pour compenser l’absence de certains services.
En facilitant l’accès à l’information et à la communication, les TIC jouent un rôle clé dans le développement d’une économie du savoir, fondée sur la connaissance et la coopération.
… MAIS DES PROGRES À REALISER
L’impact des TIC sur l’économie africaine demeure décevant comparé à celui observé dans d’autres régions du monde. L’Afrique de l’Ouest, en particulier, présente des taux élevés de pauvreté et d’inégalité, ainsi que de faibles niveaux d’accès aux soins et d’enrôlement scolaire. Pourtant, le niveau d’utilisation des TIC y est relativement élevé. Ce phénomène peut s’expliquer par un manque de stratégie sectorielle claire et par la difficulté des gouvernements à tirer parti de la révolution digitale[v].
Au Rwanda, où le gouvernement s’est engagé en faveur du digital en 2000 et a mené des réformes strictes ces 20 dernières années, le pays jouit d’un fort taux de croissance économique, de nombreuses perspectives commerciales et d’une meilleure qualité de vie. En favorisant l’innovation et le développement technologique et grâce à des réglementations appropriées et à des investissements dans les infrastructures Internet et l’apprentissage, l’Afrique de l’Ouest pourrait elle aussi parvenir à un leapfrog digital.
UN PETIT PAS POUR LES FEMMES
En attendant, les TIC se sont avéré énormément utiles pour développer l’autonomie des femmes. En Afrique, la situation maritale, le nombre d’enfants, le nombre d’emplois disponibles dans l’agriculture (où les femmes représentent le gros des forces de travail), l’insécurité, le niveau d’éducation et les normes sociales déterminent la plupart de leurs opportunités économiques.
Les secteurs où la main-d’œuvre est historiquement féminine sont souvent dominés par les hommes, qui possèdent les terres, l’infrastructure nécessaire à la transformation de certains produits primaires et les entreprises. Rares sont les femmes engagées dans les étapes plus commerciales de la chaîne de valeur, qui sont aussi les plus rentables; et celles qui y parviennent ne font guère concurrence aux grandes entreprises.
Les femmes ont longuement été mises à l’écart des sources d’information et de connaissance en raison de restrictions sociétales, culturelles et commerciales. L’information étant aujourd’hui le principal moteur de la société, les TIC offrent ainsi aux femmes l’opportunité de s’émanciper. En utilisant les informations et les connaissances qu’elles fournissent, elles peuvent identifier des opportunités d’emploi et de travail indépendant, créer leur entreprise, acquérir de nouvelles compétences, et améliorer leur qualité de vie.
QUELQUES EXEMPLES
Des avocats pour les agricultrices
En Ouganda, où les pratiques coutumières s’efforcent de conserver la terre entre les mains des hommes, l’accès des femmes à la propriété est difficile. En 2017, la start-up L4F (Lawyers4Farmers) lance une plateforme numérique avec service de SMS, services juridiques subventionnés, et partage d’informations juridiques sur WhatsApp et Facebook. Pour moins d’un euro par SMS, des agricultrices peuvent bénéficier de conseils juridiques pour mieux connaître leurs droits[vi]. En franchissant l’écart géographique entre zones rurales et prestataires de services situés en ville, L4F propose une alternative bon marché et pratique, incitant les agricultrices à utiliser l’application pour s’informer sur leurs droits.
Le beurre et l’argent du beurre Au sein de la vaste « ceinture du karité » qui s’étend de la Gambie à l’Éthiopie, près de 4 millions de femmes participent à la chaîne de valeur mondiale du beurre de karité. La commercialisation de ce produit de subsistance a permis à de nombreuses femmes de générer des revenus supplémentaires pour le bien-être de leur ménage, et constitue un filet de sécurité en période de récession. Cependant, la majorité d’entre elles est déconnectée des chaînes d’approvisionnement mondiales : la collecte des noix, leur traitement, et l’extraction du beurre sont des activités exclusivement féminines tandis que les étapes les plus rentables de la chaîne sont dominées par les hommes. Ces femmes ont une vision floue des normes de qualité exigées par les acheteurs internationaux, des techniques d’extraction et de stockage optimales, et du juste prix. En conséquence, elles ratent de nombreuses opportunités de transformer ces emplois de subsistance en activités plus rentables. Dans le secteur du karité, les TIC permettent aux femmes qui le désirent d’accéder aux informations sur le marché et à du contenu éducatif axé sur les compétences commerciales. Elles peuvent aussi être utilisées pour faciliter la transmission des connaissances entre cultivatrices et faciliter l’action collective et la création de coopératives de femmes. Utilisées ainsi, les TIC peuvent réduire l’écart entre les initiatives des femmes et les grands commerçants, en les aidant à s’insérer dans une partie de la chaîne de valeur traditionnellement contrôlée par les hommes[vii]. |
Il est difficile de prévoir si les TIC seront correctement assimilées par la population et si celle-ci se montrera assez opportuniste pour les utiliser à leur plein potentiel. La rapide expansion des services mobiles et son utilisation à des fins innovantes nous a déjà prouvé l’ingéniosité de la population africaine et la rapidité avec laquelle elle peut intégrer ces technologies et les utiliser pour améliorer sa qualité de vie. Aujourd’hui, le plus gros obstacle à l’absorption des TIC sur le continent africain demeure le manque d’investissement dans les infrastructures télécom et le taux d’analphabétisme. Les TIC ont tout le potentiel pour devenir un grand pas vers une croissance inclusive.
[i] Technology and Innovation Report 2018: Harnessing Frontier Technologies for Sustainable Development. United Nations publication, Sales No. E.18.II.D.3, New York and Geneva
[ii] Lee Seok Hwai (2020) Africa’s Drone Medical Delivery Service Saves Lives in Lockdown. INSEAD 2021
[iii] Njoh, A. J. (2018) The relationship between modern Information and Communications Technologies (ICTs) and development in Africa. Utilities Policy, 50(April 2017), 83–90
[iv] Jeremiah O. Ejemeyovwi & Evans S. Osabuohien (2020) Investigating the relevance of mobile technology adoption on inclusive growth in West Africa, Contemporary Social Science, 15:1, 48-61
[v] World Bank Group; China Development Bank (2017) Leapfrogging : The Key to Africa’s Development?. World Bank, Washington, DC. © World Bank
[vi] Busani Bafana (2019) En Ouganda, avocates et agricultrices communiquent par SMS, Digitaliser l’agriculture – Réduire les inégalités hommes-femmes, Spore, Issue 192
[vii] Bello, Julia & Lovett, Peter & Pittendrigh, Barry. (2015). The Evolution of Shea Butter’s « Paradox of paradoxa » and the Potential Opportunity for Information and Communication Technology (ICT) to Improve Quality, Market Access and Women’s Livelihoods across Rural Africa. Sustainability.