Interview de Caroline Ramade Fondatrice & CEO de 50inTech
By Pascale Caron
Caroline a démarré sa carrière comme journaliste politique. Après des études « de droit de la vie politique » elle a passé 2 ans au Brésil. En rentrant en France, elle tombe par un heureux hasard dans le numérique chez www.vozimage.com, et se passionne pour le digital. Mais la politique la rattrape et elle concilie rapidement les 2 mondes lors de la campagne de Bertrand Delanoë pour la mairie de Paris en 2008. Elle prend conscience de la problématique de la mixité en étant à la tête de Willa pendant 3 ans (anciennement Paris Pionnières), l’incubateur des start-up fondées par au moins une femme. En 2018, elle fonde 50inTech, la plateforme de recrutement des femmes pour l’industrie du numérique.
Comment es-tu devenue entrepreneure ?
C’est lors de mon aventure avec Willa que j’ai réalisé que j’avais une âme de chef d’entreprise. J’y ai côtoyé des femmes incroyables qui m’ont inspirée. À l’époque l’association allait mal, et était très dépendante des fonds publics. J’ai dû tout reprendre en main et réorganiser, changer les modèles afin de la redynamiser. À cette occasion je me suis passionnée pour le sujet de la diversité dans la Technologie.
Comme toute histoire doit avoir une fin, j’ai lancé ma propre entreprise en 2018, 50inTech avec pour ambition d’avoir 50 % de femmes dans la Tech en 2050. Je suis partie du constat que le secteur des nouvelles technologies ne compte que très peu de femmes : seulement 10 % parmi les cofondateurs de start-up, 9 % des investisseurs et moins de 30 % des employé(e)s du numérique. Non seulement elles sont peu présentes dans la Tech avec 15 % dans les profils techniques et ingénieurs, mais quand elles parviennent à intégrer ce milieu, beaucoup n’y restent pas. Une sur deux quitte la Tech après 35 ans. Les raisons sont le plafond de verre, bien sûr, elles ne sont que 1 % au poste de CTO (Chief Technical Officer). Elles souffrent aussi d’un manque d’équilibre entre le professionnel et le personnel. Quand elles veulent avoir des enfants, elles se retrouvent en décalage avec leurs collègues, jeunes et masculins, et doivent faire face à un environnement toxique qui les rejette. Enfin, comme dans de nombreux secteurs malheureusement, les inégalités salariales touchent encore la Tech. Les femmes gagnent en moyenne 400 000 euros de moins au cours de leur carrière.
Fort de ce constat j’ai décidé de créer une plateforme qui a pour vocation de booster l’employabilité des femmes dans le numérique. J’ai pensé au départ à créer une association, mais en France ce statut ne permet pas de lever des fonds. L’inclusion et l’indépendance financière des femmes ne sont pas des sujets d’intérêt général. J’ai donc fondé une entreprise à mission, une « social tech » et nous reversons une partie de nos revenus à des associations.
Quel est le concept de 50inTech ?
50inTech est une plateforme RH de sourcing européenne pour les compagnies françaises, allemandes, anglaises et américaines qui recherchent des talents féminins dans la Tech. Nous analysons critères d’inclusion que sont les inégalités salariales, les plans de carrière et la toxicité au travail. C’est une plateforme SAAS (Software as a Service) avec un algorithme de matching qui prend en compte les hard skills et très bientôt les softs skills. Nous organisons également le club Tech Changer et le club peer-to-peer qui réunit tous nos HR et « recruiters partners » et qui permet d’échanger les bonnes pratiques DE&I (Diversity, Equity, and Inclusion) appliquées à la Tech.
J’ai vu que ton activité était très dense en fin d’année : New York, Diversidays, Vivatech…
Oui nous avons profité d’une fenêtre de tir que nous a laissé la crise sanitaire entre novembre et décembre. Tout d’abord nous avons été sélectionnés pour participer à la finale du « FrenchFounders Transatlantique Leaders Forum » à New York : sur 150 startups postulantes nous avons fait partie des 6 choisies. Les États-Unis venaient d’ouvrir les frontières et s’était incroyable de visiter New York sans touristes.
Mais ce n’est pas tout, nous avons partagé la scène de l’Olympia à l’occasion des Diversidays. À la veille de la Journée mondiale pour l’égalité des chances, Diversidays a organisé une soirée inédite pour célébrer nos différences. J’ai pu côtoyer des personnalités comme Sarah Ourahmoune vice championne olympique de Boxe. J’ai rencontré à cette occasion Karima Silvent la directrice des ressources humaines du groupe Axa qui a été élue DRH de l’année 2021. Nous avons pitché ensemble, sur la diversité qui est une de ses priorités. Elle a une histoire incroyable, et très inspirante. Née aux Comores, Karima Silvent quitte cet archipel de l’océan Indien à 6 ans. Sa mère très volontariste souhaitait que ses filles puissent suivre des études. Adoptée par un membre éloigné de sa famille elle part à Châlons-en-Champagne. Dès l’âge de 10 ans elle entend parler de Sciences Po et de l’ENA qui étaient un symbole d’intégration républicaine pour son entourage familial. Karima Silvent a suivi cette voie et est sortie diplômée de Sciences Po et de l’ENA. Elle représente un modèle de diversité et d’inclusion pour moi.
Et enfin comme chaque année depuis 4 ans nous avons soutenu les femmes entrepreneurs dans la collecte de fonds au VivaTechnology. Nous sommes co-organisateurs du « female founder challenge », un concours qui rassemble 450 startups dans le monde, au cours duquel nous les matchons avec des investisseurs.
Et quelle est la prochaine étape pour 50inTech en 2022 ?
Nous lançons sous peu un outil d’évaluation de l’inclusion pour les entreprises technologiques. Nous sélectionnerons les sociétés en fonction de critères de diversité et nous nous laisserons le droit de casser un contrat si ce self-assessment n’est pas en rapport avec la réalité.
Nous allons également ajouter des questionnaires sur la diversité au travail que ce soit le genre, mais aussi la race et l’orientation sexuelle. Toutes ces informations ne sont pas toujours collectables en fonction des pays et nous travaillons avec un avocat spécialiste en RGPD sur le sujet.
Nous organisons 6 bootcamps pour booster la carrière de notre communauté. Les femmes pourront s’enregistrer gratuitement. Nous allons mettre en place un programme de mentorship avec des C-Level pour soutenir la progression de l’écosystème.
Ma priorité est surtout de lever des fonds, d’embaucher à Londres et à Berlin et finir ma maison, car j’ai déménagé dans la forêt à Bordeaux !
Tu fais partie de beaucoup d’associations, peux-tu nous en parler ?
Je suis au board du Comité National ONU Femmes France depuis 2018. Il vise à favoriser l’indépendance économique et l’égalité professionnelle, lutte contre les violences faites aux femmes et agit pour accroitre leur représentation au sein des instances politiques.
Je suis aussi au conseil d’administration des Canaux depuis 2017, créés par la mairie de paris. Cette association soutient les acteurs des économies solidaires, en France et à l’international. L’association conçoit des programmes de formation et d’apport d’affaires pour accompagner les acteurs économiques engagés dans le développement de leurs activités.
Quelles sont les personnes qui t’inspirent ?
Les femmes de pouvoir ou entrepreneures m’inspirent. Je citerais Claire Calmejane Directrice de l’Innovation de la Société Générale. Elle est en charge de l’accélération de la transformation de la banque. Cette spécialiste du numérique et des Fintech déploie sa culture de l’innovation, aussi bien en modernisant les businessmodels existants du groupe, qu’en inventant ceux de demain.
Je pense également à Camille Morvan Neuroscientifique, qui possède un PHD au collège de France et a enseigné à Harvard. Elle a fondé la plateforme Goshaba qui permet à chacun de prendre conscience de son potentiel à travers des évaluations objectives. Elle donne aux organisations les clés pour sélectionner les personnes les plus compétentes pour un poste en prenant en compte les softs skills.
Je citerai aussi Géraldine Le Meur qui est à la tête du fonds d’investissement créé par FrenchFounders. Elle a été la première à me faire confiance. Serial entrepreneure française et américaine, business angel, mère de trois garçons, elle a fondé sa première entreprise à l’âge de 23 ans. Cofondatrice de la conférence emblématique LeWeb, elle a dirigé plusieurs autres sociétés reconnues dans la Tech. Installée depuis 2007 à San Francisco, son dernier challenge, The Refiners, est un fonds d’amorçage et un programme qui a pour objectif d’accompagner des entrepreneurs non américains dans leurs ambitions globales en passant par la Silicon Valley.
Pour finir, je suis très inspirée par Marie Outtier, qui après avoir revendu sa société Aiden.ai à Twitter fin 2019, investit dans des startups tout en étant directrice produit chez Twitter. Elle a été aussi une des 1res à nous soutenir et à investir chez nous.
Aurais-tu un livre à nous conseiller ?
J’en proposerais 3, tout d’abord, « Invisible women » de Caroline Criado Perez : qui démontre par la donnée les inégalités dans notre vie de tous les jours, dans un monde conçu pour les hommes. La plupart des infrastructures et équipements que l’on utilise quotidiennement ont été pensés sans égard aux différences entre les sexes. Pourquoi ? Parce que ce sont eux qui ont imaginé la société dans lequel on vit, à leur image.
Ainsi, si les femmes ont souvent froid sur leur lieu de travail, c’est parce que la température des bureaux est basée sur le métabolisme d’un homme. Si elles sont plus susceptibles d’être gravement blessées lors d’accident de la route, c’est que les tests de sécurité sont effectués sur des hommes de 1,77 m pesant 76 kilos.
Tout au long de cette enquête stupéfiante, Caroline Criado Perez démontre que les femmes sont tout simplement absentes de la majorité des études statistiques, au détriment de leur santé, et parfois même de leur vie.
Le deuxième est de Claire L.Evans, « Broad Band: The Untold Story of the Women Who Made the Internet ». Dans ce livre elle raconte l’histoire de la première communauté online en hypertexte. Elle avait été crée par une femme sous la forme d’un forum dédié à la culture en respectant la présence de 40 % de femmes dans le réseau. Le livre n’existe qu’en anglais.
Côté roman, je conseillerais Elena Ferrante et la saga « L’Amie prodigieuse ». Dans un des tomes, on propose à l’héroïne de devenir informaticienne : on se formait à cette époque sur le tas et les programmes étaient codés sur des cartes à trous.
Pour finir aurais-tu une devise ou un mantra ?
C’est une citation d’Emilie Dickinson, « si ta volonté te laisse, dépasse-la ».