Interview de Camille Morvan, chercheuse en neurosciences et co-fondatrice de Goshaba.
By Pascale Caron
Docteur en Sciences Cognitives (Collège de France) dont elle est une spécialiste mondiale, elle est passée par Harvard, NYU, CNRS, Normale Sup, Riken Brain Institute. Son expertise est la prise de décision et les biais cognitifs.
Après 10 ans de recherche académique, Camille rentre en France et décide de co-fonder Goshaba, la première technologie de matching qui combine jeux vidéo, data (machine learning) et sciences cognitives. Aujourd’hui Goshaba match des milliers de candidats au poste qui leur correspond.
Il est difficile d’évaluer des compétences comportementales et techniques lors d’un entretien d’embauche. En posant des questions, à première vue objectives, nous n’obtenons en réalité que des réponses subjectives. Comment recruter avec une plus grande précision ? C’est le défi que s’est lancé Goshaba. Lancée en 2014, Goshaba gamifie les outils utilisés en neurosciences pour révéler les talents des candidats — leurs soft skills, leurs compétences et leurs expériences. En proposant aux candidats des jeux vidéos correspondants aux compétences qui leur seront demandées, ils permettent aux recruteurs de choisir plus précisément leurs employés et de gagner du temps lors du processus de recrutement. Cette technologie est également de plus en plus utilisée dans les processus de mobilité interne ainsi que pour réaliser des évaluations ponctuelles au cours de la vie professionnelle de chacun.
Goshaba a été primée au Concours mondial d’Innovation, Vivatech, Techinnov, EDF Energy pulse, au concours d’innovation numérique, et aux trophées AEF du recrutement.
Comment es-tu passée de chercheuse à entrepreneur ?
J’ai toujours voulu être entrepreneure : j’ai créé « mon premier business » à 11 ans ! J’ai vendu des beignets sur la plage à Montpellier, nettoyé les vitres des voitures sur les parkings, codé des jeux vidéo avec ma sœur, tous les moyens étaient bons. J’ai choisi toutefois de commencer par la recherche, car elle était inscrite dans mon histoire familiale et je ne comprenais pas pourquoi il y avait tant de complication dans les relations humaines. C’est pour cela que j’ai choisi les sciences cognitives. La recherche s’apparente pour moi à une façon holistique d’expliquer le monde et de parvenir à des solutions objectives pour résoudre des problèmes pratiques.
Le métier est confortable, on apprend à réfléchir de manière propre, mais on rentre souvent trop dans les détails. Dès ma thèse, j’ai voulu passer au concret. À Harvard, j’ai travaillé pour une startup dans l’éducation. Je me suis rapprochée ensuite de BCG et Mc Kinsey, car le monde du consulting en stratégie me semblait intéressant, mais l’on restait trop dans un moule. Et puis avec l’avènement du JavaScript, j’ai réalisé que l’on pouvait coder sur PC tous les jeux et recherches que j’avais testés en laboratoire et j’ai voulu utiliser cette technologie pour détecter des potentiels. Quand tu es chercheur, tu ne décides pas de l’endroit où tu vis et tu es soumis aux opportunités des postes qui s’offrent à toi. J’ai donc eu envie de choisir l’endroit où je vivrais et j’ai sélectionné la France. Je suis un pur produit de l’éducation publique français et j’ai par la même voulu redonner un peu de cet investissement que mon pays avait fait en moi.
De retour des États-Unis, mon idée en poche, avant même de chercher des fonds, j’ai commencé par la quête de partenaires engagés et complémentaires, emballés par le concept. Je me motive à travers les interactions, c’est ma manière à moi de travailler. J’ai eu la chance de rencontrer très vite mes deux futurs associés et co-fondateurs, Djamil Kemal (Co-CEO) et Minh Phan (CTO). L’alchimie était créée, les compétences de chacun bien agencées. Être à la fois créateur et dirigeant est fondamental pour apporter de l’innovation et de la valeur ajoutée tout en transformant une idée en réalité. C’est incroyable d’avoir des idées, mais elles ne doivent pas être décorrélées de ce dont est capable l’entreprise à un instant T. Un créateur d’entreprise ne doit pas sous-estimer le côté administratif et procédural de la création et de la gestion d’entreprise. Il faut s’y coller et cela ne correspond pas toujours aux premières aspirations. Le processus est nécessaire, il permet de donner forme à l’idée dans le réel.
Une entreprise doit posséder deux atouts fondamentaux pour prétendre à la réussite : une raison d’être, un impact positif qu’il soit social ou environnemental, et un potentiel commercial. Le monde du recrutement combine ces deux paramètres avec un véritable besoin business, et un réel impact social. Les départements RH étaient très demandeurs d’outils d’évaluation qui les aident à dépasser les biais cognitifs et apprécier les compétences réelles des candidats, de façon plus équitable.
As-tu été accompagnée pour la création et peux-tu nous parler de ton expérience au sein de « The Galion Project » ?
BNP Paribas est l’un de mes principaux investisseurs et Goshaba a participé à l’accélérateur de startups du Groupe (WAI). C’est BNP Paribas qui m’a encouragée à intégrer le think tank « The Galion Project ». C’est un réseau de réflexion et d’entraide entre entrepreneurs qui permet d’être entouré. Il propose de nombreux outils, et des événements. C’est quand même une catégorie socio démographique qui m’était inconnue : c’est le seul endroit ou j’ai pu rencontrer plus d’un François-Xavier ;-). Blague à part, ils essayent de diversifier le groupe et j’ai beaucoup aimé ces moments de pause et de discussion. Sous couvert de confidentialité, nous avons partagé des problématiques de business, d’investisseurs, d’associés, de stress. J’ai pu m’alimenter des conseils et retours d’expériences de ceux qui sont passés par là et qui ont pris les mêmes risques à certaines étapes de la vie de l’entreprise.
J’ai rejoint également French Founders et Forbes. J’essaye de me nourrir de ces réseaux. Je fais partie aussi d’un groupe de Business Angels en Angleterre. J’accompagne actuellement 3 startups et je vais commencer à investir. Je cherche des sociétés ou je peux générer une valeur ajoutée radicale, comme dans le RH, les sciences cognitives et l’innovation.
Comment vois-tu l’évolution du métier de RH et les bouleversements en cours ?
La crise de la covid a beaucoup accéléré les changements de fond en ressources humaines. Les gens restent de moins en moins durablement dans un poste et il est devenu fondamental de recruter la bonne personne. Il faut les attirer vers l’entreprise, et leur apporter le sens qu’ils convoitent dans leur vie et leur travail. Mais les RHs passent souvent plus de temps dans des lourdeurs administratives que dans des taches à haute valeur ajoutée que sont les recherches du candidat idéal. Le gros enjeu est dans le manque d’agilité. Nous proposons de considérer la base des salariés comme des compétences : cela change radicalement la donne et permet la flexibilité.
Quelle a été l’impact de la crise sanitaire sur tes activités ?
On a eu un double effet « kiss cool. » Les RH étaient en panique et au départ nous avons perdu notre audience. Mais la crise a accéléré la digitalisation et le recrutement en a fait partie : il leur fallait un pool de talents flexibles et nous sommes devenus un acteur incontournable.
Quels sont tes prochains challenges ?
C’est la croissance. Nous avons initié un changement radical, et comme toute transformation cela prend du temps. Nous avons ouvert le marché et les concurrents se créent souvent sur des bases beaucoup moins scientifiques que nous. Nous voulons nous imposer en conservant le côté éthique et scientifique de la plateforme. Notre plus gros risque c’est le bullshit.
Quelles sont les personnes qui t’inspirent ?
Je m’inspire beaucoup de gens que je suis. Je citerai tout d’abord Barbara Kingsolver qui a écrit « un jardin dans les Appalaches ». Elle travaille sur l’environnement, la santé et la nourriture. Elle est très accessible et arrive à garder son éthique sans être dans le jugement. Elle propose des solutions radicales, qui font du bien à la planète. Pour autant, elle reste ancrée dans ses convictions en étant très abordable au plus grand nombre.
Je pense également à Liv Strömquist, autrice de BD qui vulgarise les concepts scientifiques de sociologie et de psychologie.
En dernier lieu, quand j’étais aux USAs, je m’étais investie dans la campagne de Barack Obama à un très petit niveau. Plus que l’homme lui-même, le mouvement autour de l’élection, le fait de croire en un idéal et d’y parvenir, m’avait beaucoup inspirée.
Aurais-tu un livre à nous conseiller ?
J’en ai déjà cité plusieurs, mais je proposerais « The multipliers » de Liz Wiseman. Elle explique comment certains leaders arrivent à multiplier l’intelligence autour d’eux alors que la plupart des dirigeants sont des « diminishors ». Elle nous donne des moyens pratiques pour appliquer ces concepts.
En conclusion aurais-tu une devise ou un mantra ?
Je m’attache chaque jour à « voir la poutre qui est dans mon œil plutôt que de voir la paille dans l’œil de mon voisin ». Il faut faire attention à ses propres biais cognitifs avant de les projeter à autrui. Quand on est agacé par quelque chose chez quelqu’un, cela dévoile souvent par effet miroir une partie de notre personnalité. Si quelque chose me touche chez l’autre en positif ou en négatif, j’essaye d’en analyser la raison et ce que cela révèle de mon caractère, afin d’évoluer.