Interview de Nelly Chatue-Diop CEO et co-fondatrice de Ejara, une plateforme mobile d’investissement et d’épargne basée sur la blockchain adaptée au marché africain.
Nelly est née au Cameroun où elle est restée jusqu’au bac et est venue en France pour une classe préparatoire puis elle a étudié à l’École scientifique CPE de Lyon et devient ingénieure en informatique et télécommunications. Après 2 ans d’expérience comme consultante à Accenture, elle suit le programme MBA à HEC, spécialisé dans la finance, le marketing et la stratégie. Dans le cadre d’un échange international avec la London Business School, elle poursuit sa formation dans la finance.
En 2018, elle est nommée parmi le Top 10 des Directeurs de la donnée en Europe et en 2020. Elle fait partie de la liste globale des femmes de pouvoir dans la Data, par CDO Magazine. Elle est classée dans le Top 100 mondial des Visionnaires de la Donnée.
Nelly est une personnalité solaire. Nous avons beaucoup ri pendant cette conversation. J’espère que vous aurez autant de plaisir à lire la suite…
Peux-tu nous expliquer ton parcours et ce qui t’a amenée à devenir chef d’entreprise ?
Je suis issue d’une famille de 5 filles. Ma mère, cheffe d’entreprise, s’était mis la pression pour avoir un garçon, mais mon père était très fier de ses filles. Il m’a élevé avec la certitude qu’un jour je pourrais être « présidente du monde », si bien qu’à l’époque je pensais que ce poste existait.
Ils nous ont donné très tôt confiance en nous. Pendant ma scolarité depuis la 3e j’avais une correspondante à Valencienne. Après mon bac, la famille m’a accueilli. J’ai toujours été première de la classe de la maternelle en terminale S, après le choc thermique de l’arrivée en France, un 2e a été mes premières notes de maths en prépa. Quand on n’a pas l’habitude, l’échec nous apprend l’humilité.
J’ai sans cesse été tentée par les maths et la physique. À l’époque le ministère de l’Intérieur avait publié une information sur les métiers qui permettaient de transformer rapidement sa carte de séjour étudiant en carte de travail : l’informatique en faisait partie. C’est comme cela que j’ai fait mon choix ! Au-delà de mon attirance naturelle pour l’innovation, ça a été un argument supplémentaire.
Après mes études, j’exerce tout d’abord chez Accenture et je me rends très vite compte que la perspective de devenir directeur informatique ne m’enchante guère. Je veux être à la table de décision !
C’est pour cela que je poursuis mes études par un MBA HEC avec une deuxième année à London Business School. J’ai ensuite tenu 3 mois dans une banque d’affaires et en pleine crise de 2007/8 j’ai rapidement compris que cette carrière n’était pas pour moi.
C’est comme cela que je débute dans le pricing au sein d’une boite de consulting américaine. Mon client était Mc Donald. On était au début des stratégies de prix et de yield management dans la restauration. Être consultant c’est sympa : quand ça marche, c’est grâce à nous, mais s’il y a un problème on n’est pas dans l’opérationnel donc on n’endosse pas la responsabilité. C’est devenu vite frustrant, j’avais envie de me frotter au réel.
J’ai donc intégré Franprix, où j’ai rencontré un leader inspirant, généreux et innovant qui m’a marquée pour le reste de ma carrière : Jean-Paul Mochet. De 80 produits chez Mc Donald, je passe à 80 000. J’y suis restée 3 ans et ça a été une expérience très formatrice.
Je suis ensuite débauchée par Régis Schultz de Darty et je me retrouve dans un univers multicanal, ecommerce. Mais la FNAC fait son acquisition 6 mois plus tard et l’équipe de management change. Je n’avais pas envie de voir ma carrière pilotée par quelqu’un d’autre.
Après la naissance de mon 2e enfant, 3 possibilités s’offrent à moi. Tout d’abord un poste « plan plan » dans la grande distribution, ou intégrer une grosse structure américaine dans le eCommerce. La 3e est plus risquée : assurer la direction data de Betclic. Moi qui n’avais pas vu un match de foot depuis 1990 quand le Cameroun est devenu le premier pays africain à atteindre les quarts de finale d’une Coupe du monde ! Me voilà dans l’univers des paris sportifs. Je me dis qu’il faut savoir prendre des risques.
Ce nouveau poste m’oblige à déménager. Je suis mariée à un homme extraordinaire qui m’a toujours suivi. Il démissionne et s’occupe des enfants. Cet environnement était extra du point de vue technique. C’est à cette époque que je suis immergée dans l’Intelligence Artificielle et que j’en mesure la puissance.
Malheureusement dans le COMEX je me retrouve dans une atmosphère toxique principalement du fait d’un collègue malveillant.
Je me réfugie alors à mes heures perdues dans l’univers de la blockchain et des cryptoactifs. C’est en 2015 que je commence à entendre parler de la blockchain, et je me plonge dans le livre blanc du Bitcoin. Je perçois rapidement le potentiel pour l’Afrique. Enfin, derrière les titres de journaux : « Africa rising », j’y perçois le « Comment » ! À travers l’« open financial system » et le « freedom money ».
Après l’IA la journée et ce collègue — vampire qui dévore mon énergie, mon hobby du soir devient la Blockchain. En 2018 en vacances au Cameroun, j’assiste à une 1re conférence sur le sujet en Afrique.
Je perçois très vite que c’est le moment pour l’Afrique ! Je crée un incubateur dans le garage de mes parents : j’installe 2 jeunes et je leur dis « surprise me ». L’été suivant, j’organise un 1er Meetup et 90 personnes y participent. Les gens sont venus en bus et certains ont fait 6 heures de trajet. La télévision est la ! Clairement l’engouement a démarré.
C’est ce moment qui a été déclencheur ?
Oui, c’est là que je propose à mon mari « Si on rentrait au Cameroun ? ». Mes fils ont alors 7 ans et 3 ans. Je laisse tomber les stock-options, le salaire confortable et je retourne dans un pays où j’ai finalement vécu moins longtemps qu’en France, sur des technos que personne ne comprend !
Mais je suis convaincue de ma décision, un idéal me porte. C’est comme cela qu’en 2020 je fonde Ejara.
Je pars du constat qu’en Afrique nous avons un grand problème d’inclusion financière. Moins de 20 % des personnes sont bancarisées. Et encore ce chiffre est haut, car ne sont dénombrés que les comptes en banque et non les titulaires uniques desdits comptes.
Il y a aussi une difficulté de propriété, surtout pour les femmes. Les veuves se voient souvent confisquer leurs terres par la belle-famille au moment du décès de leur époux. Près de 80 % des conflits dans les tribunaux sont liés à la propriété de titres fonciers.
L’Afrique francophone a également été traumatisée par la dévaluation du franc CFA en 1994. J’ai vu mon père se retrouver du jour au lendemain sans salaire et sans alternative avec une monnaie que ne valait plus rien : toutes nos économies avaient fondu, et le gouvernement n’était plus en mesure de payer les fonctionnaires.
Avec Ejara, nous donnons l’opportunité à tout le monde de diversifier ses investissements en bitcoin ou en stablecoins sur un portefeuille résilient. On offre aussi la possibilité d’épargner sur des obligations du Trésor des pays d’Afrique Centrale (zone CEMAC) via la tokenisation de ces actifs. Et demain pourquoi pas d’investir dans l’or grâce à ce même procédé de tokenisation : nous sommes sur le continent qui produit ces matières 1res et personne ne peut en acheter !
Avec Ejara, j’ai l’obsession de la propriété : chaque personne qui achète un bitcoin le possède réellement ; nous sommes le 1er non custodial wallet d’Afrique. Tout va très vite : en 2021 une 1re boite de Corporate Venture en France nous suit avec un ticket de 50 000 EUR. On se dit qu’on ne s’en sort pas trop mal.
Et puis un événement tragique change tout pour nous, la mort de George Floyd et le mouvement « Black Lives Matter ». Twitter s’emballe et je rencontre énormément des personnes de la fintech sur les réseaux qui se proposent d’aider/prodiguer des conseils aux entrepreneurs noirs, notamment celle qui deviendra mon « lead investor » sur ma 1re levée de fonds.
On est en avril 2021. Jason Yanowitz m’invite à un podcast sur Blockworks et sans savoir vraiment qui c’était. Je suscite un engouement des VCs qui me demandent « are you raising funds? ». Je réponds « Of course » et en une semaine je prépare mon pitch deck et je lève 2 M de $ en seed !
1 an plus tard, on a coché toutes les cases et je repars pour une 2e levée de fonds en série A. Je lève 8 M de $. En 2022 on atteint 1M de $ CA et aujourd’hui en mai 2023 nous avons près de 135 000 clients.
Nous avons 47 collaborateurs. Nous sommes basés à Douala, Abidjan et Bordeaux et opérationnels dans 10 pays d’Afrique francophone (Cameroun, Gabon, Côte d’Ivoire, Sénégal, Bénin, Togo, etc.).
Nous avons 60 % de filles dans l’équipe de développement. Nos utilisateurs sont composés à 40 % de femmes. Quand je vois des vendeuses de tomates du marché, des chauffeurs de motos-taxis investir dans des dettes souveraines et dans l’avenir de leur pays, je me dis que j’ai réussi le pari.
L’idée est aussi de mobiliser la diaspora : « participez à la reconstruction de cette Afrique ! »
Aurais-tu un livre à nous conseiller ?
J’en ai co-écrit un : « Web3, blockchain, jetons, cryptomonnaies, NFT, DAO : une révolution décentralisée pour tous », sur comment redonner le pouvoir à tous.
Sérieusement, je relis souvent Daniel Kahneman « Système 1, système2 ». Comment prenons-nous nos décisions ? Qu’est-ce qui guide nos préférences et nos jugements ? Quand faut-il faire confiance à notre intuition ? Il nous emmène à la rencontre étonnante des deux « personnages » qui se partagent notre esprit. Le « Système 1 » est rapide, intuitif et émotionnel ; le « Système 2 » est lent, réfléchi et logique. Il expose les ravages des dogmatismes et des biais cognitifs dont nous sommes les jouets : illusion de familiarité, effet de halo, biais optimiste…
Aurais-tu une devise ou un mantra ?
Elle est attribuée à Benjamin Franklin — « Many people die at twenty-five and aren’t buried until they are seventy-five ».
Quand je prends un risque si le pire qui puisse arriver en cas d’échec n’est pas la mort,je fonce.
A propos de l’auteur : Pascale Caron est membre du comité de MWF Institute et spécialiste de la technologie dans le domaine de la santé. Elle est CEO de la société Yunova Pharma, implantée depuis 2020 à Monaco et commercialise des compléments alimentaires dans la Neurologie.
Pascale est également directrice de rédaction de Sowl-initiative.